Rapport de M. l’abbé CAMUSET, curé doyen de Scey-sur-Saône.

Les pèlerinages

L’enquête de Ferdinand de Rye nous a fait connaître l’enthousiasme des foules à la vue du Sacrement de miracle. Ce transport populaire ne se refroidit point dans la suite, comme on eût pu l’imaginer. En 1609, ce sont des foules immenses, qui, de Faverney à Port-sur-Saône, à Rosey, à Gy, etc., font escorte à la sainte Hostie que transportent les Dolois. En 1624, Ferdinand de Rye, visitant Faverney, est étonné d’y retrouver aussi vive l’impression de 1608. Elle s’est même accrue, et avec elle la dévotion populaire : Unum notatum dignissimum, ab hujus miraculi tempore sic devotionis fervorem crevisse. La cruelle guerre dite des Suédois (1635-1645) vient faire trêve à ces pieux transports. Faverney y perd mille habitants. La population comtoise est réduite au dixième et livrée à une misère telle, dit un témoin, qu’on eût habillé de velours une vache, s’il en fût restée quelqu’une. Mais l’épreuve passée, la dévotion renaît. C’est le moment où l’on se dispute, quelquefois avec aigreur, les moindres reliques du miracle , où le P. Lejeune, Franc-Comtois, le prêche en toutes ses missions, où les indulgences attachées à la confrérie de Faverney sont annoncées au son de la trompe en tous nos villages.

Quelque vingt ans se passent, nous sommes à la fin du XVIIème siècle et le pèlerinage ne fait que progresser. Les registres de la confrérie se couvrent alors de noms : cent soixante villages y sont représentés en 1680. L’image de la sainte Hostie est appendue dans toutes les maisons de la Saône, l’affluence à la Pentecôte est telle, qu’A.-P. de Grammont est obligé de promulguer un décret pour la modérer et la régler (1682). Les documents abondent ; nous ne pouvons que cité à la hâte les principaux événements qui nous rattachent à ces temps merveilleux : en 1680, la magnifique mission de Faverney ; au commencement du XVIIIème siècle, l’institution par F.-J. de Grammont de l’office de la sainte Hostie ; en 1726, le miracle éclatant de la sainte hostie qui sauve Faverney d’un embrasement général.

Même événement en 1753. Voici la Révolution. Elle ne change rien aux dispositions populaires. Une foule de « citoyens » et de « citoyennes » viennent se faire coucher aux registres de la confrérie. En 1791, le transfert de la sainte Hostie à l’église paroissiale se fait parmi un immense concours. On chante encore les vêpres de la fête en 1794. 1795 commence sous de tristes auspices. Le culte ne peut plus s’exercer. Mais la Pentecôte de cette même année 1795 voit revenir la sainte Hostie parmi les acclamations populaires. En 1815, nouvel incendie, nouvelle délivrance par la sainte Hostie. En 1854, une fête magnifique célèbre la délivrance du choléra. Nouvelle et plus imposante cérémonie en 1864, où le cardinal Mathieu triomphe d’avoir fait accepter par la Congrégation des Rites la fête et l’office du miracle. En 1878, c’est le pèlerinage national présidé par Mgr Paulinier. Aujourd’hui (23 mai 1908), c’est le Congrès eucharistique, qui ferme cette chaîne merveilleuse de solennités et de miracles, ou plutôt, non, il ne la ferme pas, il ne fait qu’y ajouter un anneau splendide et digne de la Comté.

Réformation du monastère

Le premier résultat tangible du miracle fut la réformation du monastère de Faverney. Ce n’est pas que les religieux, attiédis depuis longtemps, aient pris d’eux-mêmes, et en considération du miracle, la résolution de se convertir. Personne ne le croirait. Les réformes ne sont jamais entreprises par les corps à réformer. Elles sont toujours l’œuvre d’un homme, et se font sous la pression des circonstances. L’homme ne manquait pas à Faverney. L’abbé Doresmieux, ancien prieur de Saint-Vaast, d’Arras, et qui, précisément en 1608, venait d’être nommé abbé de Faverney, était un prélat pieux, désintéressé, plein d’excellentes intentions. Mais sa faible santé ne lui permettait pas d’adopter, pour lui-même, les règles de l’étroite observance ; et l’œuvre à entreprendre était si pleine de difficultés, qu’il se fût peut-être découragé à soulever une telle masse . Mais, il est des situations plus fortes que les hommes.

Après le miracle de Faverney, on ne pouvait laisser au monastère des religieux aussi dissolus, qui ne connaissaient ni réfectoire ni dortoir, et vagabondaient librement jour et nuit. Les pèlerins s’en étonnaient, et revenaient chez eux fort peu édifiés. C’est le bon abbé Doresmieux qui nous donne ces détails et nous explique les mouvements de son âme dans une lettre à l’infante Isabelle-Eugénie-Clara. Il décida donc la réforme, et appela à son secours dom Guillaume Simonin, abbé de Saint-Vincent de Besançon. Celui-ci avait introduit dans son monastère la réforme de Saint-Vanne et Hydulphe (de Verdun). Il était même dans le diocèse le seul abbé réformé, les autres ayant énergiquement repoussé les visites de l’archevêque, Ferdinand de Rye, à ce sujet. Ce fut donc lui qui, délégué par Paul V, vint, en 1613, faire la visite canonique de l’abbaye. Il se passa là des choses bouffonnes, que je voudrais pouvoir passer sous silence . Les religieux reçurent le visiteur apostolique avec respect et humilité, ils baisèrent avec vénération le rescrit pontifical, déclarèrent accepter de cœur la réformation et se soumettre en tout aux ordres du Saint-Père. Seulement…, seulement ils faisaient une réserve. Ils voulaient qu’il fût bien entendu : 1° Qu’on ne changerait rien à leur manière de vivre ; 2° qu’on ne leur parlerait point de cette « antiquaille » nommée règle de saint Benoît ; 3° qu’il ne leur manquerait rien au point de vue matériel. Il n’y avait rien à faire avec de telles gens. Guillaume Simonin leur accorda ce qu’ils demandaient. Mais en même temps il fit venir douze religieux de son abbaye sous la conduite de dom Mathias Pothier. Ce petit groupe, à qui fut réservé un quartier du monastère, forma la nouvelle abbaye. Les anciens religieux vécurent quelque temps encore à Faverney, puis disparurent peu à peu, emportant leurs prébendes. Un seul, Nicolas Brenier, le principal témoin du miracle, consentit à la réformation. Il eut assez d’humilité pour recommencer son noviciat à Moyenmoutier, revint ensuite à Faverney, fut nommé prieur, puis coadjuteureur de dom Doresmieux , et enfin son successeur. Le petit groupe de religieux réformés s’augmenta bientôt et eut une immense réputation. Les pèlerins de Faverney chantaient ses louanges et peu à peu tous les couvents de la province et des États voisins furent moralement obligés de demander à l’abbaye du miracle des visiteurs et réformateurs. C’est ainsi que dom Doresmieux établit l’étroite observance à Jouhe et à Mont-Roland ; dom Brenier chez les Ursulines d’Auxonne et de Vesoul, en 1629, et dans les prieurés de Vaux, de Château et de Morteau ; dom Pothier à Saint-Hubert des Ardennes ; dom Bourgeois dans l’ordre de Saint-Maur ; dom Boban dans celui de Cluny, sur l’ordre de Richelieu, qu’avait charmé la réputation de Faverney. Enfin l’abbaye de Luxeuil reçut elle-même la réforme. Notre Dom Brenier fut, avec dom Coquelin, l’instrument de ce grand œuvre. Ainsi s’étendait l’œuvre de Dieu : une petite flamme s’était élevée à Faverney, et bientôt elle embrasa la Bourgogne et la France entière.