1er novembre — Toussaint

La Punchline de Saint Benoît

Ne pas vouloir être dit saint avant de l’être,
mais l’être d’abord, afin de l’être dit avec plus de vérité.

Les Béatitudes (Mt 5, 1-12) : commentaire de Dom Paul Delatte

À la vue des foules qui se pressent pour l’entendre, le Seigneur est descendu du sommet de la montagne où, selon saint Marc et saint Luc, il a choisi les Douze : il se trouve sur une vaste croupe ou une sorte de plateau ; les disciples sont tout près de lui, au premier plan. C’est vers eux qu’il lève les yeux, dit saint Luc, c’est à l’intelligence apostolique qu’il confie tout d’abord la vérité surnaturelle, avec charge de transmission et d’interprétation officielle ; c’est à eux que s’applique à la lettre un grand nombre des enseignements du Seigneur, surtout dans la rédaction de saint Luc : néanmoins, l’un et l’autre évangéliste laissent bien entendre que le Seigneur s’adresse à toute âme de bonne volonté. On nous dit d’abord à quelles conditions le Royaume de Dieu se réalise en nous et devient nôtre ; ce sera le portrait authentique du disciple de la Loi nouvelle. Chose remarquable : c’est de bonheur que l’on nous parle en premier lieu. Et c’est précisément ce que tous souhaitent uniquement : « Quel est l’homme qui veut la vie et désire des jours heureux ? » demande saint Benoît, avec le Psaume 33. Et chacun s’empresse de répondre, comme dans la règle monastique : « C’est moi ! » Dès lors, voici les dispositions intérieures qui nous feront entrer dans la région du vrai bonheur. Ne regardons pas à leur caractère très imprévu : les exigences du Royaume de Dieu bravent, il est vrai, la pensée commune, elles démentent les idées courantes ; mais qu’importe, pour ceux qui croient en Dieu.

« Bienheureux les pauvres. » C’est la richesse qui crée une différence extérieure entre les hommes. La vie, le manger, le boire, le vêtement et, comme conséquence, l’attitude générale d’un homme dans le monde, tout cela est défini par sa fortune. L’argent est principe de puissance et d’action universelle. Israël, comme toute société, était distribué en deux classes : les riches, les pauvres. Les premiers sont les heureux du siècle : ils portent beau, leur allure est fière et souveraine. Les pauvres, en style biblique, ce sont les humbles, les petits, les méprisés, les délaissés, les inaperçus, ceux qui ne font point figure. Souvent l’Ancien Testament s’est préoccupé d’eux et leur a promis l’assistance particulière de Dieu : Quia liberabit pauperem a potente, et pauperem cui non erat adiutor ; parcet pauperi et inopi, et animas pauperum salvas faciet (Ps 71, 12-13). Bienheureux les pauvres, dit à son tour le Seigneur, — les pauvres par l’esprit, précise saint Matthieu. Cela ne veut pas dire : heureux les pauvres d’esprit, c’est-à-dire les ignorants et les sots. S’agit-il des pauvres à qui l’esprit de Dieu a inspiré la pauvreté ? ou bien de ceux qui ont eu, comme le philosophe Cratès, assez d’esprit pour comprendre que la richesse est une servitude, et qui ont voué toute leur vie à la pauvreté volontaire ? Sans exclure aucune explication orthodoxe, nous croyons que le sens obvie et naturel est celui-ci : bienheureux ceux qui sont vraiment humbles. Dieu ne béatifie point la pauvreté matérielle : on n’est pas riche ou pauvre à son gré. Mais comme les formes extérieures de la pauvreté sont matière à contrefaçon, le Seigneur, afin de déjouer toute hypocrisie, dit : pauperes spiritu ; non les humbles de simulation et d’apparence, mais les humbles de réalité, de cœur, d’esprit. Bienheureux êtes-vous, pauvres, parce que le Royaume des cieux est à vous, il vous appartient dès maintenant. C’est à vous que vient le roi du ciel. Les humbles n’ont rien, ne désirent rien ; ils sont vraiment pauvres. Non, ils sont vraiment riches : « Comme n’ayant rien et cependant possédant tout », dira l’Apôtre (2 Cor 6, 10). Au cœur de chacun d’eux, la joie de l’éternité est constituée déjà. Et pour ceux qui écoutaient le Seigneur sur la montagne, le Royaume des cieux, c’était l’ensemble complexe et mystérieux des bénédictions qu’apportait au monde le règne messianique. Les humbles dans leur humilité possèdent un titre irrécusable à cet héritage du Christ, et les humbles seuls. Notre-Dame avait proclamé cette loi providentielle, dès la première heure de l’Incarnation : Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles ; esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes.

Saint Matthieu énumère huit béatitudes, saint Luc quatre seulement, les 1ère , 3ème , 4ème et 8ème de saint Matthieu. Il faut noter que ces béatitudes ne désignent pas différentes catégories de personnes, mais les conditions intérieures moyennant lesquelles chacun devient membre du nouveau Royaume. Au fond, ce n’est peut-être qu’une seule disposition psychologique, mais présentée dans chaque béatitude sous un angle spécial et sous une forme doucement progressive. — « Bienheureux les doux. » Les humbles n’ont pas de pouvoir ; leur condition chétive les expose à l’oppression. Que de fois l’Ancien Testament est-il obligé de recommander aux juges, trop facilement prévaricateurs, le respect des petits, de la veuve et de l’orphelin ! Lorsque le roi du royaume nouveau a été prédit par Isaïe, le prophète a dit de lui : « Il ne jugera point d’après ce qui tombe sous les regards, et il ne prononcera point d’après ce qui frappe les oreilles ; mais il jugera les petits avec équité et fera droit aux humbles de la terre » (Is 11, 3-4). Mais ici, le Seigneur va plus loin : par un solennel démenti aux coutumes du siècle, il proclame le bonheur des doux et des humbles, ainsi que leur récompense spéciale : « Ils posséderont la terre ». Le Psaume 36 avait dit déjà : « Ceux qui espèrent dans le Seigneur auront la terre en partage… Les doux posséderont la terre et goûteront une abondance de paix… Les justes posséderont la terre et y habiteront à jamais ».

Comment ceux qui sont doux posséderont-ils la terre? Nous avons lu quelque part qu’ils posséderont et la terre qui les porte, et la terre qu’ils portent, et la terre qu’ils espèrent, terram quam terunt, terram quam gerunt, terram quam sperant. Alors que, habituellement, ce sont les forts et les violents qui emportent tout, désormais c’est aux doux que sera soumis le monde. Il y a une contagion de la douceur qui dompte même les bêtes féroces : on dit que les lions respectent les enfants. C’est vers les doux qu’ira même la richesse de ce monde. Et nous ne pouvons nous empêcher de songer à cette puissance terrienne de l’ordre monastique, que les siècles avaient constituée lentement en faveur des humbles et des pauvres volontaires : comme si toute richesse, même matérielle, tendait de son propre poids à retourner vers Dieu. — Les doux seront maîtres chez eux, maîtres de leur corps : terram quam gerunt. Leur douceur conjurera les secousses, les révoltes, les retours offensifs de la sensibilité : elle éliminera tout ce que le péché a laissé en nous de malade ou d’impur. Il existe une affinité singulière et comme une sorte de parenté entre la douceur et la pureté. Aussi l’Église nous fait-elle chanter : Virgo singularis, Inter omnes mitis. Nos culpis solutos Mites fac et castos. (Hymne Ave Maris Stella).

Et pourtant il semble que le sens véritable et rigoureux de l’expression « posséder la terre », qui revient souvent dans la Bible, soit celui de l’entrée dans la vraie terre promise, dans le royaume messianique, du temps et de l’éternité. Les doux ont un droit réel à cet héritage ; aussi le texte original signifie-t-il : posséder par droit d’héritage. Remarquons en passant la forme symbolique et imprécise sous laquelle sont exprimés les biens éternels, et combien le ton et l’expression sont adaptés à des Juifs, appropriés aussi à corriger dans leur esprit toutes les limitations, tous les préjugés que leur avait inspirés l’éducation des scribes. Le Seigneur réforme sans bruit les idées courantes ; il habitue le peuple à une conception plus exacte du caractère et du rôle du Messie.

La troisième béatitude poursuit la pensée des deux premières. Les pauvres, les petits, les méprisés, n’ont point de part aux joies d’ici-bas. Mais, dira quelqu’un, pourquoi cette expression « ceux qui pleurent »? Nous pourrions observer d’abord que les langues sémitiques manquent souvent de nuances : elles procèdent par voie d’affirmations nettes, un peu crues, laissant au lecteur intelligent le soin de prendre les mots selon leur acception convenable. En voici deux exemples. Dieu dit par Malachie (1, 2-3), et sa parole a été citée par l’Apôtre (Rm 9, 13) : « J’ai aimé Jacob, mais j’ai haï Esaü ». Ce n’est pas que le Seigneur ait réellement détesté Esaü, mais on veut dire qu’il a eu de la prédilection pour Jacob et qu’il a aimé Esaü moins que son frère. De même, dans la Genèse (43, 34), il est rapporté que les frères de Joseph, avec Benjamin, lors de leur second voyage en Égypte, furent reçus à la table de Joseph : biberuntque et inebriati sunt cum eo ; ce qui, entendu matériellement et à la lettre, signifierait : ils burent et s’enivrèrent avec lui ! Ceux qui pleurent ne sont pas seulement ceux qui versent des larmes, mais au sens premier et littéral, ceux-là mêmes dont nous ont parlé les deux premières béatitudes, ceux qui, conscients de leur petitesse et de leur pauvreté, sont en proie à l’anxiété ; l’inquiétude, le souci du pain quotidien les suivent habituellement. Leur part de bonheur est petite. On ne leur voit jamais cette joie épanouie et large des heureux de la terre. Dans la pensée du Seigneur, ceux qui pleurent, ce sont tous les hommes, riches ou pauvres, que les mondains regardent comme privés de la joie, ou comme ennemis de la joie, à raison même de la gravité de leur vie et de leur morale austère. Et nous entendrons plus tard le Seigneur répéter aux siens : « En vérité, en vérité, je vous le dis : vous serez dans l’affliction et les larmes, tandis que le monde se réjouira ; vous connaîtrez la tristesse, mais cette tristesse se changera en joie » (Io 16, 20).

Ils seront consolés, Dieu leur réserve une compensation digne de sa tendresse. Aussi bien, les aspérités mêmes de leur vie les guident; elles leur sont une invitation à placer ailleurs qu’ici-bas le centre de gravité de leur âme. Il est naturel de se retirer d’une région reconnue inhabitable. Détachés du monde, ils deviennent ainsi libres d’aller vers Dieu et de s’attacher à lui. Et ils sont heureux déjà : Quasi tristes, semper autem gaudentes (2 Cor 6, 10). Ce sont même, au fond, les seuls vraiment heureux : et leur physionomie extérieure en témoigne. On voit maintenant pourquoi nous avons cru devoir atténuer ou plutôt élargir la signification de cette expression : ceux qui pleurent. De même qu’il ne s’agit ici que d’humilité vraie et intérieure, de pauvreté spirituelle, il n’est aussi question que d’une tristesse dont l’origine est surnaturelle. Ainsi nous avons réservé une place, dans cette béatitude, à ceux qui n’ont et ne désirent aucune satisfaction mondaine, et de qui pourtant la vie n’est que joie profonde : eux aussi pleurent parfois, mais c’est de trop de bonheur.

« Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice ». Comprenons d’abord ce que c’est que justice. Volontiers, nous rappellerions que la vie, selon des philosophes, a pour condition première une adaptation, une sorte de coordination harmonieuse du vivant avec certaines conditions données. Plus cette adaptation est étendue et parfaite, plus la vie est puissante. Lorsqu’il y a, pour un germe vivant, accord entre ce qu’il est et les circonstances d’humidité, de chaleur, de climat, du sol où il a été jeté, c’est alors que sa vie se développe en entier. Il est en état de justice, d’ajustement exact. Transportons ce concept dans l’ordre de choses qui nous occupe. La justice a toujours été considérée en Judée comme une équation entre la vie de l’homme et la volonté de Dieu, telle que celle-ci avait été formulée aux jours de l’Alliance. La justice prêchée par le Seigneur sera encore adaptation et équation entre notre volonté et la volonté divine. Il ne s’agira plus d’une conformité extérieure et rituelle, d’une justice de façade ou de minuties, mais bien d’une adhésion intime, d’un acte vital et profond. Aussi ne pourra-t-on jamais s’applaudir, comme le pharisien, du résultat acquis, et s’y reposer. Cette justice devient la nourriture et le breuvage de notre être moral. Et de même que dans l’ordre naturel notre vie ne se maintient et ne se développe qu’à la condition que nous mangions souvient et, nous assure la biologie, toujours ; de même l’âme du chrétien aime la justice comme on aime les aliments qui nous font vivre. « Ma nourriture, a dit le Seigneur lui-même, est d’accomplir la volonté de celui qui m’a envoyé ». La quatrième béatitude vise donc les âmes uniquement désireuses de conformité à la volonté de Dieu ; non contentes d’éliminer toute œuvre et toute disposition en désaccord avec lui, elles cherchent la loyauté, la vérité absolue de la vie, l’unité de pensée, de vouloir et d’action avec Celui qui les meut intérieurement. « Car ils seront rassasiés ». L’avidité des mondains ne sera jamais comblée ; il ne leur restera de leurs fausses joies qu’amertume et dégoût, regret et remords ; mais ceux qui ont faim et soif de justice, d’union étroite avec le Seigneur, ceux-là seront rassasiés, au delà de tout ce qu’ils peuvent pressentir. Dieu n’attendra même pas l’éternité pour donner à leur cœur plus d’allégresse qu’il n’en peut contenir. La béatitude est accordée déjà au désir.

Nous arrivons au milieu des béatitudes. Il semble bien que les quatre premières de la série sont unies ensemble comme des degrés successifs, et qu’elles ont un caractère commun d’élimination, d’affranchissement. Elles applaudissent à l’évanouissement de ce qui fait le bonheur selon le monde, et la quatrième paraît avoir consommé la séparation d’avec toutes les joies inférieures pour attacher l’âme à un seul désir, à la faim et à la soif du Royaume de Dieu. On dirait que dans l’intervalle de la quatrième à la cinquième, il s’est passé un fait qui assure un caractère positif aux béatitudes suivantes, et que l’âme puise dans un trésor secret tout le bien qu’elle va réaliser désormais. L’égoïsme est éliminé. Maintenant l’âme est en parenté avec toute misère. Elle prélève sans fin sur sa richesse débordante pour faire des heureux autour d’elle. « Bienheureux les miséricordieux ». Nous devons prendre le mot miséricorde dans toute l’étendue de son acception. C’est la compassion affectueuse, la bienveillance qui s’incline vers toute souffrance et tout chagrin. C’est aussi la charité active qui s’emploie à adoucir, à aider, à calmer par l’aumône sprituelle ou. matérielle la détresse que nous trouvons autour de nous. C’est surtout la disposition au pardon, l’oubli facile de toutes les injures ; oubli d’autant plus aisé que rien ne saurait atteindre l’âme chrétienne lorsqu’elle se tient fixée dans son centre. Nul ne peut nous nuire vraiment, parce que nul ne peut toucher à Dieu, ni toucher à notre âme, ni toucher au lien qui existe entre elle et Dieu. Il n’y a jamais motif à rancune ni à un souvenir amer. Nous n’avons pas d’ennemis. Au fond, notre seul ennemi, c’est nous-même, lorsque nous nous éloignons du Seigneur.

La sixième béatitude est celle des cœurs purs. Nous devons bien l’entendre. Trop souvent, elle est limitée à l’exclusion des fautes grossières. Il est clair pourtant, qu’il ne suffit pas, pour voir Dieu, d’avoir retranché de soi toute tendance impure ; on dit même, et avec raison, que le Seigneur déteste l’orgueil plus encore que l’impureté. Les béatitudes sont à double fin : elles démentent et les préjugés mondains et les préjugés des Juifs. Ce n’est plus de pureté extérieure et légale, dit le Seigneur à ces derniers, qu’il est question aujourd’hui. Il ne s’agit plus d’appliquer scrupuleusement les formules familières aux scribes : « Ne prenez pas ceci, ne goûtez pas cela ! » (Col 2, 21). Il est vraiment trop simple de se laver les mains, de se purifier le corps entier par des ablutions multiples, de faire passer dans l’eau les plats, les coupes et toute la vaisselle (Mt 15, 1-20 ; 23, 23-28). Désormais, l’absence des souillures légales (emundatio carnis, Hbr 9, 13) doit faire place à la pureté intérieure et morale. Il s’agit de préparer en nous le sanctuaire du Dieu vivant.

Mais encore, en quoi consiste cette pureté? Un métal est pur lorsqu’il y a chez lui absence d’alliage, élimination des scories, évanouissement de tout ce qui n’appartient pas à son unité et à sa parfaite simplicité. De même, la pureté morale est la disparition de tout compromis avec ce qui est dangereux, égoïste ou personnel. C’est l’adieu donné à ce qui n’est pas la substance de notre vie spirituelle, à tout ce qui ne se réclame pas de la foi, de l’espérance, de la charité. C’est la sainte et jalouse virginité de l’âme, se traduisant dans notre activité tout entière et jusque dans la sensibilité. Il faut s’arrêter devant cette béatitude : elle est incomparablement aimable. Est-ce qu’elle ne résume pas toutes les autres? C’est la béatitude de la délicatesse, et, répétons-le, de la virginité. Elle est très étroitement liée à la mortification des sens, et en particulier de la vue. La plus rapide, la plus inoffensive des expériences, croit-on, mais aussi la plus périlleuse, se trouve dans le regard. Bienheureux ceux qui ne regardent rien, qui ont immolé toute curiosité, et qui ont perdu souci de voir ou d’être vus ; ceux qui réservent leur regard pour la beauté du Seigneur lorsqu’elle se manifestera. Ils en jouissent déjà ; les cœurs purs, et eux seuls, font dès ici-bas connaissance avec Dieu.

Rappelons-nous que les quatre dernières béatitudes ont un caractère de plénitude et de rejaillissement. Cela est manifeste pour la septième. Le Seigneur a béatifié déjà la douceur et la miséricorde ; mais les pacifiques ajoutent quelque chose à toutes les conditions reconnues jusqu’ici. Ce ne sont pas seulement des paisibles et des compatissants ; ce sont des hommes qui font la paix, qui sèment la paix autour d’eux : Homines divites in virtute, pulchritudinis studium habentes, pacificantes in domibus suis (Eccl 44, 6). Grâce à Dieu, le bien, autant au moins que le mal, a son influence, et tout homme est une force d’orientaion. Le Royaume des cieux nous est révélé comme un séjour de paix avec Dieu, de paix avec le prochain, de paix avec soi : tranquillité dans l’ordre et subordination à Dieu. Le roi de cet empire nouveau est un roi pacifique ; il n’a apporté la guerre et le glaive que contre les éléments de désordre et de division. Mais les pacifiques ne seront pas seulement citoyens de ce royaume, l’évangile ne dit même plus d’une façon voilée, comme pour les doux, qu’ils posséderont en héritage la terre promise ; il les appelle les fils de Dieu : filii Dei vocabuntur. Non seulement on leur donnera le nom de fils, mais ils seront en réalité tout ce que ce nom signifie (1 Io 3, 1). Non seulement ils seront tels, mais ce sera visible aux yeux de tous. Il y aura dans toute leur vie, même extérieure, quelque chose de souple, d’aisé, de docile, qui leur viendra de l’influence et de la motion secrète de l’Esprit du Père et du Fils : Quicumque enim Spiritu Dei aguntur, ii sunt filii Dei (Rm 8, 14). Nous reconnaissons la relation que soutient la béatitude des pacifiques avec la plénitude de la vie surnaturelle.

La huitième béatitude semble plus inattendue que les autres. Des hommes qui se retirent du monde, diminuent d’autant les âpretés de la concurrence terrestre et renoncent à toute rivalité, des hommes de miséricorde et de paix, qui ne font que du bien, comment pourraient-ils avoir quelque chose à craindre ? Ils n’entrent en conflit avec personne, ils sont inoffensifs : pourquoi les poursuirait-on? On les aimera, sans doute ; tout au plus les négligera-t-on : mais quel motif pourrait-on avoir de les haïr ? Et pourtant l’histoire nous a appris que les hommes supportent difficilement un esprit qui n’est pas le leur et surtout des principes supérieurs à leurs principes. Alors il y aura des persécutions, endurées « pour la justice », à raison du seul attachement de plusieurs à Dieu et à sa volonté. La haine du bien et de Dieu peut sembler inexplicable, mais elle sera ; il y aura des gens qui ne seront poursuivis et molestés que pour leur vertu, à cause de celui qu’ils représentent et qu’ils servent. Les prétextes ne manqueront jamais, d’ailleurs, aux persécuteurs ; et ce sera au nom de la justice elle-même ou de la loi que les justes auront à souffrir : « L’heure vient, dira plus tard le Seigneur, où quiconque vous fera mourir s’imaginera offrir un sacrifice à Dieu » (Io 16, 2).

Mais comment expliquer la béatitude attribuée aux persécutés? C’est que la souffrance n’est qu’une étape d’un instant ; c’est que la promesse divine est telle qu’elle efface toute crainte : « Il n’y a nulle proportion entre les souffrances du temps présent et la gloire future qui sera manifestée en nous » (Rm 8, 18). Mais la huitième béatitude a une autre acception encore. Remarquons qu’elle est conçue, au point de vue de sa récompense, absolument comme la première ; dans l’un et l’autre cas, il est dit : « Car le Royaume des cieux est pour eux ». Il n’y a de bonheur qu’à s’attacher à Dieu ; et nous devons considérer comme une bonne fortune tout ce qui nous porte vers lui. Déjà, les trois premières béatitudes avaient été pour nous comme une mise en demeure de désirer la justice et de nous tourner vers la source de l’unique vraie joie. Or, voici qu’au terme des béatitudes positives, nous rencontrons une précaution divine de même nature. Dieu est tellement jaloux de nous garder près de lui qu’il sème l’amertume sur tout ce que notre pauvre cœur pourrait chercher hors de lui. Il crée autour de nous la haie épineuse des persécutions, afin que nulle tentation ne nous vienne de nous appuyer et de nous reposer sur les choses créées. C’est une coalition universelle contre nous. Mais tout, même l’ennemi, devient ainsi l’auxiliaire de Dieu. « La crainte et l’épouvante ont fondu sur moi, chantait le Psalmiste, et les ténèbres m’ont enveloppé. Alors j’ai dit : Qui me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je m’envole et m’établisse dans la paix ! » (Ps 54, 6-7).

Les paroles qui suivent, en saint Matthieu, ne sont pas une nouvelle béatitude, mais le développement de la dernière, avec un dessein de transition, avec un souci d’application personnelle aux apôtres. Ce même développement constitue la quatrième béatitude chez saint Luc. Le Seigneur a jugé bon d’insister, à raison de l’excellence de cette béatitude, parce qu’elle est la plus assurée, et aussi la moins tolérable. Vous serez heureux, vous êtes heureux, lorsque la haine des hommes s’acharne contre vous, lorsqu’ils vous maudissent et vous persécutent, lorsqu’ils vous excommunient, lorsqu’ils sèment contre vous toutes sortes d’imputations mensongères, qu’ils rejettent votre nom comme infâme. Supportez tout cela à, cause de moi, à cause de votre appartenance au Fils de l’homme. On vous traite comme on m’a traité. Le disciple n’est pas au-dessus du maître ; pourquoi vous étonner de partager mon sort? (cf. Io 15, 18 ; 16, 4). Au lieu de vous étonner, ce jour-là, vous tressaillerez de joie (Act 5, 41) : parce que votre récompense sera grande dans les cieux. Il s’agit tout à la fois et du royaume définitif de l’éternité, et du royaume tel qu’il se trouve déjà réalisé sur terre. « Je surabonde de joie dans toutes les tribulations », disait quelqu’un qui avait compris cette doctrine et enduré la persécution (2 Cor ; Rm 5, 3-5 ; 8, 35-39 ; etc.). La souffrance du disciple est comme le supplément et l’achèvement de celle du Maître (Col 1, 24).

Aussi bien, la loi est universelle : successeurs des prophètes, vous aurez le sort des prophètes. La gloire et le bonheur de la créature, c’est d’être à Dieu à ce point que Dieu puisse user d’elle souverainement et, sans crainte de contestation ni de révolte ni même de surprise, porter jusqu’à l’extrême toutes les exigences de son pouvoir absolu. Or, les apôtres succédaient aux prophètes, ils héritaient de leurs fonctions ; ils devaient achever cette œuvre d’élargissement qui avait été la mission des prophètes et réaliser ce qu’ils avaient promis. Ils entraient ainsi en participation de la condition des prophètes, devant Dieu et devant les hommes. La rivalité est fatale entre le bien et le mal ; l’humanité est à l’image de l’homme ; la lutte intime du bien et du mal en chacun se traduira dans la vie sociale. Comme les pères ont persécuté les prophètes, les enfants persécuteront les héritiers des prophètes. Le Seigneur parle de toutes ces choses avec tranquillité, avec une sorte de négligence, comme s’il disait : ce n’est rien, ne sortez pas, pour si peu, de votre paix et de votre joie. Et il s’adresse aux apôtres, sans doute, mais en même temps à tout chrétien. La loi est pour tous la même : « Tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus auront à souffrir persécution » (2 Tm 3, 12).

Dans saint Luc, quatre malédictions répondent aux béatitudes (cf. Is 55, 13-16). Elles signalent les conditions morales qui excluent du Royaume des cieux. Bienheureux les pauvres, les affamés, les persécutés ; mais malheur à vous, les riches, car vous avez votre consolation. Vous vous suffisez ; Dieu vous est devenu inutile ; votre argent est votre pourvoyeur et votre providence (Iac 5, 1-6). Malheur à vous qui êtes rassasiés et repus (Is 5, 22) ; car vous connaîtrez la faim. Malheur à vous qui riez maintenant, car vous gémirez et verserez des larmes. Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous : car c’est ainsi qu’agissaient vos pères à l’égard des faux prophètes. — Et ainsi, les malédictions, comme les béatitudes, s’achèvent par la prophétie de l’attitude hostile que prendra le monde dans le conflit maintenant ouvert au sujet du Royaume de Dieu.

Prières

Oratio

Omnípotens sempitérne Deus, qui nos ómnium Sanctórum tuórum mérita sub una tribuísti celebritáte venerári : quæsumus ; ut desiderátam nobis tuæ propitiatiónis abundántiam, multiplicátis intercessóribus, largiáris. Per Dóminum.

Oraison

Dieu tout-puissant et éternel, qui nous avez accordé de célébrer dans une même solennité les mérites de tous vos Saints ; faites, nous vous en prions, que nos intercesseurs étant multipliés, une abondante effusion de vos miséricordes, objet de nos désirs, nous vienne de votre munificence.

Prière de Saint Jean Chrysostome (345-407)

Ô mon âme, viens et contemple ; un spectacle bien plus imposant t’appelle ; viens contempler une assemblée qui se compose de bienheureux, de qui la magnificence des vêtements l’emporte sur tout l’éclat du soleil. Ce qui le forme, ce sont les anges, les archanges, les trônes, les dominations, les principautés et les puissances. De là, élève-toi jusqu’au Monarque de cet empire, et contemple si tu peux cette ravissante Majesté. Voilà les félicités qui t’attendent. Et parce qu’il t’en coûterait quelque effort d‘un moment, tu renoncerais à sa possession ? Ah ! Fallût-il mourir mille fois à chaque journée, pour le bonheur de contempler Jésus-Christ dans sa gloire, d’être au nombre des Saints ; non, les maux les plus cruels, mille morts ne sont rien.

Ô mon Dieu, si à la vue de votre Transfiguration, Pierre s’écrie : « Seigneur, nous sommes bien ici » ; si la grossière image de la gloire future absorbe toutes les pensées de l’Apôtre, si elle le pénètre des plus vives impressions de joie et de félicité, que sera-ce de la réalité même ? Que sera-ce quand vos tabernacles, s’ouvrant tout entiers, vous découvriront à nos regards ; non plus à nos hommages, mais à notre amour et à nos embrassements ; non plus à travers les voiles de l’énigme, mais tel que vous êtes, et face à face ? Faites-moi donc la grâce, ô mon Dieu, de vous aimer sur la terre avec tant d’ardeur, que je mérite un jour de jouir, avec les bienheureux, du bonheur de vous voir et de vous posséder dans votre immortel triomphe. Ainsi soit-il.

Antienne

Ã.Angeli, Archángeli, Throni et Dominatiónes, Principátus et Potestátes, Virtútes cælórum, Cherubin atque Seraphim, Patriárchæ et Prophétæ, sancti legis Doctóres, Apóstoli omnes, Christi Mártyres atque Confessóres, Vírgines Dómini, Anachorétæ, Sanctíque omnes, intercédite pro nobis.

Ã. Anges, Archanges, Trônes et Dominations, Principautés et Puissances, Vertus, Chérubins et Séraphins, Patriarches et Prophètes, saints Docteurs de la loi, tous les Apôtres, Martyrs du Christ et Confesseurs, Vierges du Seigneur, Anachorètes, et tous les Saints, intercédez pour nous.

Antienne grégorienne “Angeli, Archangeli”

Antienne Angeli, Archangeli (Toussaint)

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