Dimanche de la Quinquagésime

Le mot des Pères du désert

Si nous cherchons Dieu, il se manifestera à nous ; et si nous le retenons, il demeurera près de nous.

Sermon

L'ordre des vertus théologales

Hymne à la Charité (1 Cor 13) : commentaire de Dom Paul Delatte

Tout ce chapitre 13 de l’épître de saint Paul aux Corinthiens est un cantique, l’apothéose de la charité, montrée comme l’âme de tous les dons spirituels, comme le principe et la racine de toutes les vertus, comme la reine des vertus théologales ; ajoutons aussi, comme l’âme de toute la vie de saint Paul : on ne parle de la charité avec cet accent que lorsqu’on appartient pleinement à la charité. Le sens plénier de cette vertu est impliqué déjà dans la doctrine du chapitre précédent ; il importe d’autant plus de l’observer que plusieurs, au siècle dernier (19ème siècle), ont cru faire une trouvaille et dégager un caractère inaperçu du christianisme, en nous parlant du christianisme social comme d’une forme religieuse destinée à prendre dorénavant la place trop longtemps occupée par une religion tout individuelle, et endormie.
La charité est, pour l’Apôtre, l’effacement de cet égoïsme foncier si souvent critiqué par lui : Tous cherchent ce qui leur plaît, et non ce qui plaît à Jésus-Christ. — Ne pas considérer ce qui nous est avantageux à nous seul, dit-il ailleurs, mais ce qui l’est aux autres. Nous n’échappons au moi que moyennant la conscience d’être à Jésus-Christ, et, en lui, de ne faire qu’un avec nos frères. La formule orgueilleuse et froide du stoïcisme : « essayer d’être solidaire avec le monde entier », ne se réalise que dans une pensée de charité fraternelle, groupant toutes les âmes dans l’unité d’une même vie, et se traduisant socialement par l’évangélisation, l’hospitalité, les collectes, les agapes. C’était là du bon socialisme. Entendue de la sorte, comme fruit de notre union au Seigneur et de la communion des baptisés à une même vie surnaturelle, la charité envers Dieu, avec qui nous sommes un, — la charité envers nos frères, avec qui nous sommes un en Notre-Seigneur Jésus-Christ contient toute loi : elle est toute vertu.
À raison de son caractère plus extraordinaire et plus apparent, le don des langues était, avec la science, particulièrement estimé des Corinthiens : il flattait leur vanité. Pourtant, dans l’échelle hiérarchique et dans la pensée de l’Apôtre, le don des langues ordonné surtout à frapper les infidèles, ne venait qu’en dernier lieu ; et c’est le premier que l’Apôtre immole sur l’autel de la charité, comme étant vain sans elle. Je me suppose nanti non seulement de quelques langues mais de toutes, de celles que parlent les hommes, de celles mêmes que l’on parlerait aux anges, ou au moyen desquelles les anges s’entretiennent entre eux, porté par conséquent à la plus haute expression de ce don charismatique : si je n’ai pas la charité, l’attachement surnaturel à Notre-Seigneur Jésus-Christ qui est Dieu, et à mes frères, qui sont de Dieu, qui ont quelque chose de la beauté de Dieu, que Dieu aime, que Dieu veut que j’aime, qui sont vraiment le Seigneur pour moi ; si je m’obstine à ne voir dans mon prochain que les faiblesses, les éléments antipathiques, ou même l’agrément des relations, l’utilité, la sympathie naturelle, sans prendre conscience que lui et moi nous appartenons à une même vie, qui est la vie du Seigneur en nous : le don des langues n’est en moi qu’un vain bruit, quelque chose comme le tintement de l’airain qui est sans vie, comme le claquement froid et dur des castagnettes.
Ainsi même la plénitude des dons charismatiques de la parole, sans la charité, qui est l’âme, n’est rien. Mais les dons relatifs à la pensée sont plus élevés et peut-être trouveront-ils grâce. « Non, dit l’Apôtre. Posséder la connaissance prophétique, et ce, au degré le plus élevé, n’ignorer rien des mystères, ni de leurs relations multiples, être doué de cette foi, de cette conviction puissante qui obtient de Dieu les miracles et transporte les montagnes ; sans la charité, toute cette science éminente n’est rien : devant Dieu c’est un pur néant. » Rien n’échappera à la main de l’Apôtre ; et, dans son parti-pris de montrer l’indispensable nécessité de la charité, il ira aussi loin que possible. Dans une hypothèse qui semble, à premier vue, audacieuse, il se saisit de ce qui est non seulement l’indice habituel de la charité mais la marque même de son entière perfection : se dépouiller de toutes ses richesses et finalement se livrer soi-même au bûcher. Cela, semble-t-il, ne peut venir que de la charité parfaite. Mais Cratès aussi s’est dépouillé ; la vanité et l’emportement peuvent aller loin. Si donc ces œuvres, accomplies par les dons qui s’appellent opitulationes (aider les autres), gubernationes (diriger les autres), ne sont pas à base de charité, si elles sont isolées d’elle, ce ne sont plus que des formes vides, et qui ne servent de rien devant Dieu. Ainsi, dans l’ordre de la parole, de la pensée, de l’action, tout est vain, tout est vide, tout est néant sans la charité. La charité seule a donc une valeur réelle : propter quod unumquodque tale, et illud magis (ce qui fait qu’une chose est telle l’est lui-même encore davantage), dit la sagesse antique. Il n’y a qu’une loi, il n’y a qu’un devoir : aimer.
Non seulement, dit l’Apôtre, sans la charité rien ne suffit ; mais la charité, seule, suffit à tout, car elle contient et implique toute vertu : elle suppose surtout l’ensemble des vertus qui manquent le plus aux Corinthiens et dont le détail va suivre. Au jugement de saint Paul, il ne faut que s’établir dans la charité ; et pour avancer en chaque vertu, il est moins sûr d’exercer les actes de cette vertu propre que de produire des actes de charité.
Car la charité est patiente, affectueuse ; et comme elle supporte le mal, elle est attentive à ne faire que du bien. Elle ne jalouse pas les dons du prochain, ni ne s’agite avec ostentation. Elle ne s’enfle, ni ne fait rien d’inconsidéré. Elle est l’effacement de l’égoïsme, et ne permet pas à l’homme de ne poursuivre que ses intérêts. Elle ne s’irrite, ni ne médite le mal ; elle n’applaudit pas à l’injustice, elle se réjouit du bien. Elle excuse tout, elle ne suppose pas le mensonge et la fourberie, elle espère tout, elle supporte tout, dans l’espoir de la correction et de l’amendement du prochain. Pour l’Apôtre, il semble que la charité ne soit pas une vertu, mais la vertu : et nous retrouvons dans cette conception toute la pensée du Seigneur : « Vous aimerez Dieu de toute votre âme et votre prochain comme vous-même ; en ces deux commandements sont renfermés la loi et les prophètes. » L’impératif des chrétiens est celui-ci : Vous aimerez.
On ne pouvait ce semble rien ajouter à un tel éloge de la charité : Rien ne suffit sans la charité ; la charité, à elle seule, suffit. L’Apôtre a pourtant couronné le cantique de la charité, en disant d’elle qu’elle est la vertu du temps et de l’éternité. Il a été dit que Dieu est charité ; et comme Dieu même, qui a donné de lui cette définition, la charité ne change pas, elle ne finit pas. Il n’y a pas pour elle d’échéance où elle doive disparaître. Ces dons surnaturels, qui d’ailleurs n’ont de prix que par elle seule, s’élimineront un jour. Un jour viendra où il n’y aura plus de prophéties, où les langues se tairont, où les dons de science s’évanouiront dans la pleine lumière. En effet, la lumière prophétique n’est qu’une lueur momentanée. Elle ne nous révèle pas son foyer, elle n’est pas habituelle ; et saint Pierre la décrit comme une lampe qui brille dans un lieu obscur, dont elle ne dissipe pas toutes les ténèbres : habemus firmiorem propheticum sermonem cui benefacitis attendentes quasi lucernæ lucenti in caliginoso loco. Mais le jour se lèvera, ajoute mystérieusement le Prince des apôtres, et c’est en nos cœurs qu’il se lèvera : donec dies elucescat, et lucifer oriatur in cordibus nostris. Dès lors, en pleine lumière, en pleine connaissance du matin, nous n’aurons plus nul besoin d’un flambeau ; et comme c’est dans la lumière du soleil que nous voyons le soleil, ce sera dans la lumière de Dieu que nous verrons Dieu. Tous les procédés qui tiennent à l’imperfection de la vie actuelle s’effaceront, car tous s’appuient sur la substance de la foi et participent à son inévidence, ils ont pour dessein de nous encourager et de nous consoler de ce que nous ne voyons pas. Notre état surnaturel étant de préparation, et attendant le définitif de l’éternité, tout ce qui le constitue, sauf la charité, est en fonction de cet état lui-même : mais vienne l’état parfait, et du même coup s’évanouira tout ce qui tient à l’inachevé de la vie présente.
Et c’est là, dit l’Apôtre, ce qui s’est passé une fois déjà dans ma vie. Quand j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Arrivé à l’âge d’homme, j’ai dépouillé tout ce qui était de l’enfant. Même phénomène dans notre vie surnaturelle. Nous ne sommes pas, même ici-bas, sans lumière : nous comprenons par la foi. Nous voyons, mais dans le miroir imparfait des choses, sous des formes réduites, incapables d’exprimer toute la réalité qu’elles signifient et qu’elles voilent en même temps : nous sommes des enfants, nous ne connaissons directement, ni notre âme, ni un ange, ni Dieu. Mais lorsque viendra l’âge adulte de notre vie surnaturelle, il n’y aura plus aucun intermédiaire entre Dieu et nous ; c’est Dieu qui nous fera connaître Dieu : quand un intellect créé voit Dieu par essence, dit saint Thomas, l’essence même de Dieu devient la forme intelligible de l’intellect (Somme Théologique, 1a Q. 12, art. 5). Et puis nous ne voyons qu’en partie : la création ne nous dit pas toute la grandeur et la beauté de Dieu ; la révélation elle-même suppose et emprunte à notre raison les mots et les formes logiques qui nous apprennent de Dieu ce que notre pensée n’eût jamais pressenti. Ce n’est jamais une connaissance d’expérience. On peut me décrire avec des paroles ce qu’est le vin : je saurai que c’est un liquide, qu’il est brillant, qu’il est savoureux, qu’il est enivrant : science de pur ouï-dire, que l’expérience réelle dépasse de beaucoup, et dont nous n’avons plus besoin, expérience faite.
Enfin les dons charismatiques ne sont tous qu’accidents, surajoutés à notre vie surnaturelle, et n’appartenant ni à son essence, ni à son intégrité. La vie surnaturelle comprend ces trois éléments, foi, espérance et charité, qui unissent au Seigneur notre pensée, notre volonté et notre cœur, par conséquent toute notre activité. Mais même dans ce groupe des vertus qui nous unissent à Dieu, la charité garde encore son éminence personnelle : là où elle se trouve, se trouvent avec elle la foi et l’espérance ; et si l’habitude surnaturelle de la foi, qui n’est pas un principe de vision, mais d’assentiment, doit s’épanouir pour devenir la vision ; si l’habitude surnaturelle de l’espérance, qui n’est pas un moyen de possession mais de tendance, doit se déployer pour devenir la possession réelle, il ne semble pas que la charité du temps ait rien à changer, rien à subir, pour devenir la charité de l’éternité. N’est-il pas évident, à tous les yeux, qu’il n’y aurait plus de problèmes à Corinthe, ni même ailleurs, si les âmes étaient toutes trempées de cette doctrine ?

Guérison de l’aveugle de Jéricho (Lc 18, 35-43) : com. de Dom Paul Delatte

En montant à Jérusalem, on  arrive à Jéricho, située au nord-est et à sept lieues environ de la ville sainte. Là se place un miracle diversement raconté par les synoptiques : selon saint Luc, un aveugle est guéri à l’entrée de Jéricho ; selon saint Marc, à la sortie ; selon saint Matthieu, deux aveugles sont guéris au sortir de la ville. Admettons, avec plusieurs commentateurs catholiques, qu’il y eut réellement deux guérisons, opérées dans des circonstances à peu près identiques ; que saint Luc a connu l’un des miracles et saint Marc l’autre ; que saint Matthieu, pour ne pas répéter deux fois des récits tout semblables, les a groupés dans une même narration. Le procédé s’explique par les habitudes de l’évangéliste, moins soucieux des menus détails que du fait ; il s’est dit que l’endroit ne fait rien à la chose, et parce que l’une de ces guérisons eut lieu réellement au sortir de Jéricho, il les raconte l’une et l’autre à ce moment. Rappelons que saint Matthieu emploie le même procédé pour les deux démoniaques de Gérasa (Mt 8, 28 sq.). Nous pouvons comparer saint Marc et saint Matthieu, et observer comment ce dernier élague certains traits caractéristiques et n’appartenant qu’à la guérison de l’aveugle dont parle saint Marc. Pour simplifier, ne mettons en scène qu’un seul infirme.

Le Seigneur arrivait aux portes de Jéricho, accompagné de ses disciples et d’une grande foule. Un aveugle, Bartimée, le fils de Timée, se tenait assis au bord du chemin et mendiait. Saint Marc aime ces désignations nominales, qui semblent avoir pour dessein de rappeler à la communauté chrétienne un personnage connu (Mc 15, 21). Entendant la rumeur d’une foule, l’aveugle demanda ce que c’était. On lui répondit : C’est Jésus de Nazareth qui passe. Alors, il se mit à crier : « Jésus, Fils de David, ayez pitié de moi ! » Plusieurs de ceux qui précédaient le Seigneur s’efforçaient de lui imposer silence. Peut-être les uns craignaient-ils que de telles assertions ne parussent séditieuses aux pharisiens ; d’autres protestaient parce que ces cris répétés les importunaient et couvraient la conversation du Seigneur avec son entourage. Mais l’aveugle n’en criait que plus fort : « Fils de David, ayez pitié de moi ! » Cet aveugle, remarque saint Jean Chrysostome, était un clairvoyant.

Le Seigneur lui laissa un instant la parole, comme il permettra bientôt aux petits enfants de l’acclamer au temple. Lorsque l’affirmation : Fils de David, a été suffisante et entendue de tous, le Seigneur arrête la caravane et dit : « Appelez-le. » La foule transmet le message : « Bon courage ! dit-on à l’aveugle ; levez-vous, il vous appelle ! » Aussitôt il rejette son manteau, se lève d’un bond et vient vers Jésus. « Que voulez -vous que je fasse pour vous ? » demande le Seigneur. — « Seigneur, que mes yeux s’ouvrent, que je voie ! » Ému de compassion, dit saint Matthieu, Jésus toucha les yeux qui s’ouvrirent à l’instant, sur l’ordre de la puissance divine. « Allez, dit le Seigneur, votre foi vous a sauvé. » C’est de nouveau le miracle du corps et de l’âme, dû à la foi, c’est-à-dire à l’adhésion d’intelligence et de cœur à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et Bartimée suivit le Seigneur sur le chemin, tandis que la foule entière, témoin du miracle, rendait grâces à Dieu.

Prières

Oratio

Preces nostras, quæsumus, Dómine, cleménter exáudi : atque, a peccatórum vínculis absolútos, ab omni nos adversitáte custódi. Per Dóminum.

Oraison

Nous vous supplions, Seigneur, d’exaucer nos prières avec clémence, et après nous avoir dégagés des liens de nos péchés, gardez-nous de toute adversité.

Prière du Père Thomas de Jésus (1529-1582)

Si vous êtes pour moi, ô mon Dieu, qui sera contre moi ? Si vous vous êtes donné à moi avec cette charité sans bornes, comment ne me donnerez-vous pas toutes choses avec vous ? En vous aimant, je suis fort, je suis patient, je suis doux, je crois tout, j’espère tout, je suis tout, j’attends tous les biens, et j’évite tous les maux ; car, en vous aimant, je vous possède ; et en vous possédant, rien ne me manque. En vous aimant, je suis homme, je suis ange, je suis bienheureux, je suis mort au péché, et je ne vis que pour vous ; sans votre amour, quel bien puis-je avoir, et quel mal n’ai-je pas ? Je n’ai qu’un seul regret, ô mon Sauveur, c’est d’avoir vécu si longtemps sans vous aimer. Mais, après tout, cette douleur est d’un homme vivant ; car quand je ne la sens point, je suis comme un homme mort. Faites, ô divin Jésus, que je sois brisé de douleur de ne vous avoir point aimé, afin que je sois embrasé d’amour quand je commencerai à vous aimer ; éclairez mes yeux, afin que je voie votre douceur, votre bonté, votre charité ; et que, charmé de votre beauté infinie, je devienne insensible à tout le reste. C’est ce que vous espérez de moi ; c’est pour cela que vous me supportez et que vous m’attendez. Vienne donc, Seigneur, cet heureux moment où je commencerai à vous aimer pour toujours. Ainsi soit-il.

Antienne

Ã. Transeunte Domino, clamabat caecus ad eum : Miserere mei fili David.

Ã. Au passage du Seigneur, un aveugle lui lançait cet appel : Ayez pitié de moi, fils de David.

Antienne grégorienne “Transeunte Domino”

Antienne Transeunte Domino

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