Dimanche de la Septuagésime

Le mot de Dom Guéranger

Le Seigneur a les yeux constamment ouverts sur celui qui travaille et qui souffre.

Parabole des ouvriers de la Vigne (Mt 20, 1-16) : commentaire de Dom Paul Delatte

C’est une parabole, et, selon qu’il a été dit souvent, il nous faudra recueillir comme enseignement voulu par le Seigneur la moralité fondamentale du récit, sans rechercher entre chaque détail et la réalité signifiée une coïncidence absolue. Le Royaume des cieux, dans le recrutement quotidien de ses membres, est figuré par l’histoire que voici. Un maître de maison sort dès le matin, afin de trouver des ouvriers pour sa vigne. On ne saurait être inactif et paresseux dans l’Église : Dieu veut des ouvriers. Et c’est de bon matin qu’il sort de chez lui pour les engager. Cet empressement divin a paru dès l’origine de l’homme : Simul in eis condens naturam et largiens gratiam ; il se manifeste à l’égard de chacun de nous, puisque, dès notre naissance, nous sommes régénérés dans le baptême. Le maître s’entend avec les ouvriers sur leur salaire. Il pourrait demander notre travail sans rien promettre, simplement en échange du bienfait de l’existence qui nous a été accordé : mais il agit libéralement, et, comme s’il y avait entre lui et ses ouvriers des termes de justice, il tombe d’accord avec eux sur le juste salaire : ce sera un denier par jour. Et il les envoie à sa vigne.
Vers la troisième heure, il sort de nouveau et il en trouve d’autres, inoccupés, sur la place : « Vous aussi, leur dit-il, allez à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera équitable ». Et ils y vont. On peut remarquer qu’à l’égard de ces ouvriers de la troisième heure, qui avaient perdu sur la place publique les meilleurs moments de la journée, le maître semble plus sobre d’engagements formels ; ces gens le connaissent un peu, sans doute, et ils ont confiance en lui. Vers la sixième heure, puis vers la neuvième, c’est-à-dire vers midi et trois heures de l’après-midi, même sortie, mêmes invitations. Saint Grégoire a reconnu dans ces moments divers des étapes chronologiques définies qui s’appellent Adam, Noé, Abraham, Moïse, le Seigneur, la fin des temps : mais peut-être n’est-il pas besoin de presser autant l’allégorie ; ces détails sont nécessaires à la leçon cherchée, et ils nous montrent la patience du père de famille, le grand souci qu’il a de sa vigne, la sollicitude qui le met en mouvement à toutes les heures du jour pour recruter des ouvriers nouveaux.
Vers la onzième heure, une heure seulement avant la fin de la journée, il rencontre encore quelques oisifs sur la place et il les gourmande familièrement : « Pourquoi vous tenir ici tout le jour sans rien faire ? — Parce que, répondent-ils, personne ne nous a loués ». Et il leur dit : « Allez, vous aussi, à ma vigne. » Puis le maître de maison se souvient de la loi du Deutéronome (Dt 24, 14-15), d’après laquelle le salaire de l’ouvrier mercenaire doit être payé avant la nuit. Le soir venu, à six heures, il donne donc à son intendant l’ordre de rassembler les ouvriers et de leur distribuer le salaire, mais dans l’ordre inverse de leur arrivée au travail ; car il faut que tous soient témoins de la générosité du père de famille ; et surtout cela encore est nécessaire à l’enseignement qui naîtra de la parabole. Les ouvriers de la on-zième heure se présentèrent et reçurent chacun un denier. Les premiers, c’est-à-dire tous les autres, vinrent ensuite, espérant bien recevoir davantage ; mais eux aussi reçurent chacun un denier. Ils tendaient la main, mais non sans murmurer contre le maître de maison : « Voilà des gens, disaient-ils, qui ont travaille une heure en tout, et vous les traitez absolument comme nous, qui avons porté le fardeau du jour et de la chaleur ! »
Mais le maître, à son tour, revendique la plénitude de sa liberté pour récompenser des dispositions dont il est le seul juge. « Mon ami, répond-il à l’un d’eux, peut-être au plus maussade, je ne vous fais pas tort. Le salaire convenu entre vous et moi n’était-il pas un denier ? Prenez ce qui vous revient, et allez-vous en. Je veux donner à cet ouvrier de la onzième heure autant qu’à vous. Ne m’est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? Est-ce que votre œil est mauvais parce que, moi, je suis bon ? » C’est-à-dire : n’ai-je pas le droit de consulter plutôt les exigences de ma bonté que les protestations de votre jalousie ?
L’allusion au particularisme juif et à son châtiment est transparente dans tout le passage. On croirait entendre déjà l’épître aux Romains. Sans doute l’enseignement est d’ordre général : il rappelle que si Dieu est miséricordieux et juste envers tous, sa libéralité souveraine se réserve de faire verser la mesure, lorsqu’il le juge à propos, en faveur de ceux qu’il aime. Ses bontés ne nous donnent pas de droit sur lui ; car ce n’est pas à force de donner qu’on devient débiteur ou obligé. Mais la parabole nous montre surtout et l’irritation juive en face d’un bienfait qui désormais est étendu à l’humanité entière, et la décision sans appel du Seigneur. Il coupe court à toutes les réclamations de la Synagogue ; il annonce que la gentilité, qui était délaissée jusqu’alors, deviendra la première, et que l’Israël selon la chair, hier encore privilégié, fera place à l’Israël de Dieu (Gal 6, 16). Ce n’est pas une allusion à ce que Dieu se réserve de faire au jugement dernier : c’est une description graphique de ce que seront dorénavant les deux portions de l’humanité, judaïsme et gentilité, relativement à l’Église de Dieu sur terre. Sic erunt novissimi primi, et primi novissimi : multi enim sunt vocati, pauci vero electi. Les deux locutions, d’apparence proverbiale, réunies dans saint Matthieu (Mt 20, 16), dessinent la grande révolution religieuse qui se prépare, qui est inaugurée déjà. Qu’Israël fût supplanté, cela n’était nullement nécessaire en soi. Même dans l’économie nouvelle, les Juifs auraient pu garder quelque chose de leur situation privilégiée. C’est à eux que l’évangile fut offert d’abord : Vobis oportebat primum loqui verbum Dei (Act 13, 46) ; Iudæo primum et Græco (Rm 1, 16 ; 2, 10). Rappelons-nous la réponse faite par le Seigneur lui-même à la Chananéenne (Mt 15, 24), et la recommandation adressée jadis aux apôtres d’aller d’abord aux brebis perdues d’Israël (Mt 10, 5-6).
Même, à lire attentivement les vingt-sept derniers chapitres d’Isaïe, on est tenté parfois, devant la description prophétique du « Serviteur de Dieu », d’y reconnaître le peuple entier, appelé par l’invitation divine et par toute son histoire à devenir le prédicateur de la foi chrétienne, à conquérir le monde au Messie sorti de lui. Au lieu de douze apôtres seuls élus, Dieu aurait trouvé un peuple d’apôtres, une nation entière mettant au service de la vérité surnaturelle les incontestables ressources de son énergie. On dirait que le Seigneur y a pensé, et que l’avenir dont a parlé saint Paul (Rm 11, 12 et 15) aurait pu être anticipé. Dans les dispositions providentielles, à côté d’un droit divin qui s’impose, il y a, semble-t-il, une part de droit divin qui se propose ; il y a des chances ménagées aux individus et aux peuples, comme un idéal possible, et dont les hommes et les sociétés parfois se détournent, à leur détriment, mais sans parvenir à déconcerter l’ensemble des desseins de Dieu. Le judaïsme s’est dérobé. Au lieu de paraître divine par l’apostolat de tout un peuple, l’économie nouvelle apparaîtra divine par la condition chétive de ses douze premiers prédicateurs, et par sa glorieuse diffusion, en dépit de l’opposition forcenée de ceux-là même qui auraient dû l’accueillir les premiers. Leur ruine deviendra la richesse des gentils (Rm 11, 12). Ils ne devront donc s’en prendre qu’à eux-mêmes si, après avoir été au premier rang, ils sont relégués au dernier (cf. Lc 13, 30). De toutes manières, le Seigneur s’est offert à son peuple ; est-il une portion de la Palestine qui n’ait bénéficié de son ministère ? Tous ont été appelés : peu d’entre eux, douze seulement, ont été choisis comme les conquérants du Royaume messianique, comme les Patriarches de l’Israël nouveau. Sans doute, avec eux, des milliers de Juifs ont cru à l’évangile ; mais il reste évident que ces vrais fils d’Abraham ont été prélevés sur une masse demeurée infidèle. On voit que la théorie dite « du petit nombre des élus » se réclame à tort d’un passage dont la vraie signification est très différente.

Prières

Oratio

Preces pópuli tui, quæsumus, Dómine, cleménter exáudi : ut, qui iuste pro peccátis nostris afflígimur, pro tui nóminis glória misericórditer liberémur. Per Dóminum nostrum.

Oraison

Nous vous en supplions, Seigneur, écoutez avec clémence les prières de votre peuple, afin que nous qui sommes justement affligés pour nos péchés, nous soyons miséricordieusement délivrés pour la gloire de votre nom.

Prière du Père Xavier de la Croix de Ravignan (1795-1858)

Ô mon Dieu, je tendrai au but suprême de ma vie, et pour cela je m’imposerai des sacrifices ; il m’en coûtera, mais j’irai à vous et je serai sûr de rencontrer en vous le cœur d’un père. Ah ! Seigneur, je sais mal vous aimer et vous servir. Je vous ai si souvent abandonné, oublié ! Je me suis si souvent confié en moi-même et dans les créatures ! Mais, en vous priant, malgré moi, contre moi, et avec le secours de Marie, je chercherai et je trouverai près de vous, avec vous, mon vrai bonheur et mon repos. Cette grâce que vous m’avez promise, je la poursuivrai, je la demanderai tous les jours. Seigneur, vous m’accorderez cette grâce qui doit me dépouiller de mon amour-propre, me détacher de mes caprices, de mes goûts ; cette grâce qui doit me faire remporter une victoire définitive sur moi-même ! Seigneur, ce travail sera fatigant ! Il y aura peut-être une heure où je sentirai cruellement le combat de l’ennemi : ô mon Dieu, je me réfugierai alors sous l’abri de vos ailes, j’invoquerai l’Étoile de la mer, et avec elle j’ai l’espérance certaine d’arriver au port. Ainsi soit-il.

Antienne

Ã. Sic erunt novissimi primi et primi novissimi : multi enim sunt vocati, pauci vero electi.

Ã. Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers derniers. En effet, beaucoup sont appelés, mais peu sont élus.

Antienne grégorienne “Sic erunt”

Antienne Sic erunt

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